Jadis maître des horloges du monde, l'Occident semble désormais courir après les aiguilles qu'il a lui-même déréglées.
Depuis la fin de la Guerre froide, le monde occidental - pourtant minoritaire ou microcosme - s'est arrogé le rôle de guide historique universel, imposant ses normes politiques, économiques et culturelles au reste du monde - pourtant majoritaire ou macrocosme. Pourtant, au XXIe siècle, ce monopole narratif s'effrite face à l'émergence du Sud global, incarné par la Russie, la Chine et les coalitions multipolaires de l'Afrique, Asie, Amérique latine et les Caraïbes. Tandis que l'Occident s'embourbe dans ses contradictions internes et ses échecs géopolitiques, le reste du monde redéfinit les règles du jeu. Ce contexte marque une rupture à la fois systémique et paradigmatique dans le système de contrôle et de régulation des relations internationales : l'Histoire ne se déroule plus selon les coordonnées euro-atlantiques, mais selon des dynamiques plurielles et multipolaires, souveraines et stratégiquement affirmées hors du cadre occidental. Cet article analyse comment l'alliance sino-russe et le Sud global redéfinissent l'équilibre mondial, tandis que l'Occident, microcosme englué dans son hubris et ses illusions de suprématie, court à sa perte.
L'épuisement paradigmatique de l'Occident
L'Occident, longtemps perçu comme le vecteur principal de la prétendue « modernité » politique, économique et culturelle, se trouve aujourd'hui confronté à une crise systémique de légitimité et de pertinence historique. Ce déclin ne relève pas d'un accident conjoncturel, mais d'un épuisement paradigmatique : le modèle libéral occidental, fondé sur l'universalisation de normes euro-atlantiques, ne parvient plus à s'imposer comme référentiel global. L'idée même d'un ordre international fondé sur des « valeurs communes » s'effondre face à la réalité d'un monde pluriel, où les trajectoires de développement ne se laissent plus dicter par les prescriptions de Washington ou de Bruxelles, encore moins de Londres.
La prétention occidentale à incarner la fin de l'Histoire - telle que formulée par Francis Fukuyama au lendemain de la Guerre froide - apparaît aujourd'hui comme une construction idéologique obsolète, incapable d'expliquer les dynamiques contemporaines. Les interventions militaires unilatérales, les politiques de sanctions extraterritoriales, et la rhétorique moralisatrice sur les droits humains ont non seulement échoué à produire de la stabilité, mais ont souvent généré des effets inverses : fragmentation régionale, radicalisation identitaire, et rejet croissant de l'ingérence occidentale.
Sur le plan économique, la financiarisation excessive des économies occidentales, couplée à une désindustrialisation accélérée, a engendré une vulnérabilité structurelle face aux puissances productives émergentes. L'incapacité à maîtriser les chaînes d'approvisionnement, mise en lumière par le conflit en Ukraine - prolongement géopolitique du coup d'Etat de Maïdan en 2014 soutenu par les puissances occidentales - a révélé la dépendance stratégique de l'Occident vis-à-vis de l'Eurasie. Par ailleurs, la fragmentation politique interne - illustrée par la montée des populismes, la polarisation sociale, et la perte de confiance dans les institutions - témoigne d'un affaiblissement du contrat social qui sous-tendait la stabilité des démocraties libérales.
L'Occident, en somme, ne guide plus l'Histoire : il la commente, la regrette, et parfois la caricature. Son discours normatif, de plus en plus déconnecté des réalités géopolitiques, se heurte à l'indifférence croissante du reste du monde, qui ne reconnaît plus à l'Occident le monopole de la légitimité.
Vers une reconfiguration épistémologique du monde
A rebours de cette inertie occidentale, le Sud global - porté notamment par la Chine, la Russie, l'Inde et les coalitions comme les BRICS et l'OCS - s'affirme comme le laboratoire d'une reconfiguration épistémologique du système international. Ce mouvement ne se limite pas à une redistribution des puissances : il implique une redéfinition des principes mêmes de l'ordre mondial, fondée sur la pluralité des modèles, la souveraineté des trajectoires, et la contestation du monopole normatif occidental.
La Chine incarne cette dynamique avec une clarté stratégique remarquable. Le sommet de l'OCS les 31 août et 1er septembre à Tianjin, ainsi que le gigantesque défilé de commémoration du 80e anniversaire de la victoire chinoise sur le Japon militariste le 3 septembre à Pékin - marquant la fin de la Seconde Guerre mondiale en Asie - enfoncèrent le dernier clou dans le cercueil occidental. Par l'Initiative des Nouvelles Routes de la Soie de Xi Jinping, l'Empire du milieu propose une vision intégrative du développement, fondée sur l'interconnexion des infrastructures, la coopération bilatérale, et le respect des souverainetés nationales. Ce projet, loin d'être un simple outil géoéconomique, constitue une alternative conceptuelle à l'universalisation libérale : il valorise la stabilité, la croissance partagée, et la non-ingérence.
La Russie, de son côté, réaffirme une conception westphalienne de l'ordre international, fondée sur l'équilibre des puissances et la reconnaissance des sphères d'influence. En refusant l'expansion indéfinie de l'OTAN et en réorientant sa diplomatie vers l'Eurasie, Moscou participe à la déconstruction du récit occidental de la « communauté internationale », souvent réduit à un club fermé de puissances atlantistes.
L'Alliance BRICS, en élargissant sa composition et en développant des mécanismes alternatifs de financement, de commerce et de gouvernance, incarne la volonté du Sud global de construire un monde multipolaire, où les voix longtemps marginalisées deviennent des acteurs normatifs. Cette montée en puissance ne repose pas sur une logique de confrontation, mais sur une affirmation de la diversité des modèles et des civilisations.
Ainsi, l'Histoire ne se déroule plus selon les coordonnées cartésiennes de l'Occident. Elle s'écrit ailleurs, dans des langues multiples, selon des rythmes pluriels, et avec des ambitions qui ne demandent plus la validation des anciennes métropoles. L'Occident, en tentant de ralentir cette dynamique par des instruments de terreur et de coercition - guerres par procuration, sanctions, narratifs, exclusions - ne fait que souligner son propre décalage. Il n'est plus le centre du monde, mais une périphérie qui s'ignore.
Inéluctablement, prisonnier de ses certitudes et aveuglé par ses dogmes, l'Occident contemple l'Histoire qui s'éloigne - pendant que son avenir s'écrit en marge, dans l'encre de son propre déclin.
Mohamed Lamine KABA, Expert en géopolitique de la gouvernance et de l'intégration régionale, Institut de la gouvernance, des sciences humaines et sociales, Université panafricaine
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